Notre chroniqueur est incorrigible. Donnez-lui le plus mince prétexte, quelques lignes tirées du dernier numéro de Causeur (courez l’acheter !), les ratiocinations d’un vieil écrivain sud-américain récemment décédé, additionnez-y quelque souvenir brûlant de sa jeunesse perdue, et aussitôt il se met en ordre de bataille, la lance ou la plume dardée…
Évoquant, dans le dernier numéro de Causeur, l’écrivain sud-américain Mario Vargas Llosa, qui vient de mourir, Georgia Ray écrit ces quelques lignes qui résument admirablement tout ce que l’on peut dire de l’écrivain péruvien — et par ailleurs Académicien français, tant Paris lui fut, toute sa vie, une fête :
« Avec lui, l’homme ne se contente pas d’une « relation sentimentale un peu terne avec une femme séduisante, sympathique, abstème, végétarienne et catholique convaincue » (Tours et détours de la vilaine fille). Il veut tenir la femme dans ses bras, l’embrasser, la mordre, lui faire l’amour dans « une chambre étroite aux murs roses piquetés d’images pornographiques et religieuses » et « la faire rougir comme une paysanne ». Il veut « respirer son odeur », « boire sa salive », « lécher son palais et ses gencives », « coller son oreille à son nombril pour écouter les rumeurs profondes de son corps », « sentir la secrète vie de ses veines et sa peau tiède battre sous ses lèvres », la faire jouir étendue sur le dos, « les cuisses ouvertes pour faire une place à sa tête », « savourer la fragrance qui sort de son ventre ». Bref, « l’aimer comme un homme et se foutre de tout le reste ». L’amoureux est un sentimental qui hésite entre se rendre intéressant avec deux-trois théories érotico-biologiques sur le désir instinctif (La Tante Julia et le scribouillard) et déclarer à la femme aimée : « Je te veux et te désire de toute mon âme, de tout mon corps » (Tours et détours…). Dans les deux cas, il est le strict opposé du tyran, de l’homme de pouvoir, de celui qui, comme le dictateur dominicain Rafael Trujillo (1891-1961), dont il brosse le portrait grandiose dans La Fête au bouc, a des « couilles glacées » quand il s’agit de faire tuer Untel, mais des « testicules en ébullition » à l’idée de pouvoir encore, malgré « l’urine qui glisse de sa vessie sans demander l’autorisation de sa prostate morte », enfoncer « sa petite pointe visqueuse et chaude » dans la bouche d’une « belle poupée défaillant de plaisir dans ses bras », et « faire crier comme autrefois une petite femelle » dans le lupanar de la Maison d’Acajou. »
La fin des bourreaux
Rassurons les féministes déjà outrées à la lecture d’une telle prose. Trujillo meurt mitraillé, sept balles le transpercent tandis qu’il parcourt son île dans sa Chevrolet Bel Air. Ainsi périssent les exploiteurs de la misère féminine.
Surnommé « Mario Viagra Llosa » dans ses dernières années, le romancier péruvien fut un grand amateur de femmes et de littérature — celles qui s’écrient, dans la moiteur du lit, celle qui s’écrit, celle qui se lit. Parce que c’est la même chose : on séduit et on consomme en récitant (ou en se récitant) les fragments de textes, les mots pêchés au hasard des bibliothèques. Entrer dans une bibliothèque comme on entre dans une femme, errer dans l’odeur d’une bibliothèque, voilà une aventure sensuelle que ne comprendront pas les ravagés du radada qui ont eu leurs premiers émois avec Traci Lords ou Tabatha Cash au lieu d’expérimenter la chaleur de leur paume en pensant à Emma Bovary. Ce n’est pas un hasard si Vargas Llosa consacra un essai bouillonnant (L’Orgie perpétuelle, 1975, le texte par lequel j’ai découvert Llosa) à Madame Bovary en particulier et à Flaubert en général, le plus grand érotomane de la littérature française.
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Faire l’amour à travers les mots… Combien de fois ai-je susurré à quelque créature encore alanguie d’une étreinte sublime (forcément sublime, dirait Marguerite Duras) ces mots qui me venaient spontanément aux lèvres — et que j’avais pêchés dans L’Histoire de Juliette : « Je viens de te procurer les deux plus grands plaisirs dont une femme puisse jouir ; il faut que tu me dises franchement duquel des deux tu as été le mieux délectée… » — interrogations très ordinaires auxquelles seules les plus cultivées répondaient, en souriant avec une espièglerie complice : « Ô mon ami! j’avoue, puisqu’il faut que je réponde avec vérité, que le membre qui s’est introduit dans mon derrière m’a causé des sensations infiniment plus vives et plus délicates que celui qui a parcouru mon devant. » Et à ces mots nous éclations de rire.
Les autres, je m’en débarrassais. Comment rester avec quelqu’un qui ne partage pas vos mots ?
Contre la pauvreté pornographique
Bien sûr, ce n’est pas dans les pauvretés pornographiques auxquelles s’abonnent nos bambins (40% en ont fait l’expérience avant le début du collège) que vous trouverez des joliesses de cet acabit. Et les enseignants qui, sous prétexte que la littérature classique use de mots démodés, préfèrent étudier Annie Ernaux qui « venge sa race » en s’offrant de jeunes étalons impécunieux ne savent pas ce qu’ils font perdre à leurs élèves.
Imaginez le cours que l’on peut produire en faisant réfléchir des adolescents sur les quatre lignes suivantes :
« — J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre.
— Pourquoi ?… Emma ! Emma !
— Oh ! Rodolphe !… fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule.
Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. »
Suit une ligne de blanc, blanc comme la peau d’Emma où, en cet instant même, s’aventure Rodolphe…
C’est ainsi que Vargas Llosa est entré en littérature — comme on entre dans les ordres, mais c’est beaucoup plus tumultueux.
Alors, lisez, lisez et faites lire, et écrivez, osez écrire, relisez-vous, corrigez-vous (dans tout auteur il y a un sadique et un masochiste alternativement), lisez à demi-voix, comme au confessionnal, comme dans la semi-obscurité d’une chambre lourde de désirs et de parfums baudelairiens. Lisez et écrivez — il n’y a rien de mieux à faire, en attendant d’arriver à la fin — au mot Fin qui clôt enfin la page et votre aventure terrestre.
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