Monsieur Nostalgie, qui aime les rencontres éditoriales déroutantes, nous parle ce dimanche de deux livres : les chroniques de guerre de Thierry Marignac et les saveurs du Levant de Noha Baz. Voyage improbable de l’intérieur de la Russie jusqu’à Alep…
La littérature autorise les rapprochements et le télescopage de livres qui, sur le papier, n’ont rien à voir. Le critique a tous les droits surtout celui de distinguer des ouvrages qui plaisent intimement, dont l’écriture charme bien que de prime abord, dans un premier élan, les sujets traités ici pourraient rebuter, acculer à la déprime et au défaitisme. La guerre en Ukraine et le chaos qui règne au Levant sont de puissants tue-l’amour. Avons-nous envie de nous coltiner des écrits qui sont parasités par les images véhiculées, du matin au soir, par les satellites ? Notre libre-arbitre est hors-jeu. Il a déclaré forfait depuis longtemps. Avons-nous encore la force mentale et serons-nous surtout en mesure de laisser notre esprit s’imprégner d’autres sons, d’autres réalités et d’autres discours qui viendraient perturber notre prêt-à-mâcher ? Nous sommes formatés à superposer maladroitement des impressions qui nous sont vendues « clé en main » et peu enclins à écouter, à vraiment entendre, la complexité des Hommes. Leur rapport à l’Histoire et la sédimentation de leur pensée. On approche donc, avec méfiance, un brin de lassitude et d’incompréhension sur ces terres hostiles. D’un côté, Thierry Marignac, un journaliste connaissant son sujet (c’est assez rare pour le souligner), écrivain et traducteur avant tout, compagnon de route d’Édouard Limonov, non-aligné et averti des soubassements du monde, voilà pour le pedigree, nous emmène dans le camp ennemi, en immersion, dans cette Russie aujourd’hui interdite, au contact direct des protagonistes d’un conflit qui nous échappe et dont nous sommes ignorants. Là-bas, il a rencontré des soldats, des civils, des partisans et des opposants à cette guerre. Il ramène des témoignages, des atmosphères, des interrogations, des peurs et des vérités qui vont bien au-delà d’une galerie de portraits, d’une investigation journalistique à but didactique et bêcheuse, du reportage d’un envoyé spécial. Marignac n’est pas un professeur de morale à la solde d’un dessein particulier, il est un écrivain de la déroute, capable par sa plume, de prendre le pouls d’une guerre moderne, d’en déceler toutes les contradictions et les emballements, de montrer les alliances de circonstance et la fermentation des idées. Sortent alors de l’ombre, c’est la magie de la littérature, des gueules pas possibles, des décors décharnés, des froidures matinales, une violence sous-jacente et aussi une vie quotidienne à la normalité presque inquiétante, jeunes qui dansent et boivent, intellectuels et littérateurs qui s’autocongratulent. Des commerces florissants, des SUV dernier cri sur des parkings patibulaires et des rancœurs vitrifiées. Dans Vu de Russie paru à la Manufacture de livres, Marignac tente non pas d’instrumentaliser ou de morigéner, mais d’écrire librement dans une zone de turbulences extrêmes où la désinformation et le mensonge sont des armes de dissuasion massive. Il ne s’érige pas en porte-parole ou en vaguemestre servile, il nous fait pénétrer dans la tête de ces combattants et de ces réfractaires, dans un pays qui nous est de plus en plus inconnu.
A lire aussi, Pascal Louvrier: La réussite a-t-elle un âge?
De l’autre côté, Noha Baz, médecin pédiatre née à Alep, exerçant à Beyrouth et à Paris exalte les saveurs, les parfums et les mirages dans une zone elle aussi déchirée, où le tumulte semble être la normalité. Dans Le Levant – Les saveurs de l’aube publié dans la collection « L’âme des peuples », cette érudite et fine gastronome, évoque un périple commencé à Beyrouth au Nouvel an 2000 qui conduisit son groupe à travers la vallée de la Bekaa, la vieille ville de Damas ou l’entrée dans Tripoli. Ce voyage « lunaire » dans un paysage fragmenté par les religions et les civilisations offre une perception nouvelle. Sans rien cacher des fractures et des escalades mortifères, ce récit s’attache à faire miroiter les miracles culinaires et architecturaux de la région. Ce Levant dont l’auteur dit elle-même que durant l’écriture de son livre personne ne s’est mis d’accord sur ses frontières. « Pour certains, il s’agit de la Méditerranée orientale qui s’étend de l’Anatolie à l’Égypte. Pour d’autres, il englobe Chypre et même quelques kilomètres d’Irak » écrit-elle, s’amusant de ces controverses. Dans ces contrées où les armes et les vestiges se font face, où les chants et les mets enivrent, les pauses de Noha Baz enchantent les papilles lorsqu’elle décrit le kebbé (spécialité typiquement levantine revendiquée par la cuisine libanaise […] Il est confectionné avec du boulgour et de la viande d’agneau hachée […] Selon la tradition, il est confectionné dans un jurn, un mortier en marbre dans lequel ses ingrédients sont longtemps battus à la main pour les mélanger intimement et en faire ressortir toutes les saveurs). Dans ces deux carnets de voyage, très différents et personnels, résonne pourtant le lointain souvenir d’une France fantasmée, littéraire et attrayante, le prestige de notre langue auprès de ces peuples amis, la trace peut-être de notre génie disparu.
Vu de Russie – Thierry Marignac – La manufacture de livres 192 pages
Le Levant – Les saveurs de l’aube – Noha Baz – éditions Nevicata – Collection L’âme des peuples 150 pages
Vu de Russie: Chroniques de guerre du camp ennemi
Price: 18,90 €
5 used & new available from 18,90 €
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !