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La vie en rose

Visite du Domaine de la Rose Lancôme, à Grasse


La vie en rose
Dans la Maison rose, côté salon © Bruno Vacherand-Denand/Passage Citron

Au cœur d’une nature préservée adossée à la colline de Grasse, les jardiniers de Lancôme entretiennent avec passion le domaine de la Rose : un conservatoire horticole dédié aux professionnels de la parfumerie qui ouvre ses portes au grand public. La promesse d’une promenade entêtante


Dans l’univers de la création, le parfum occupe une place à part. Synonyme de luxe depuis toujours – rareté du produit, puis prestige d’une marque –, il est surtout miroir de l’imaginaire. Alors qu’une odeur est ce qu’il y a de plus impalpable, elle est ce qui s’inscrit le plus profondément dans la mémoire. Qui n’a pas connu cette réminiscence immédiate d’un souvenir lointain ou oublié au contact de quelque effluve, cette stimulation incontrôlable d’une mémoire olfactive méconnue de soi-même et incroyablement vive ? « Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient / D’où jaillit toute vive une âme qui revient » (Baudelaire). Cette perception troublante se double d’un mystère : il n’existe pas de vocabulaire olfactif.

L’architecture, la gastronomie, voire l’équitation et la menuiserie disposent d’un vocabulaire qui leur est propre, des mots pour désigner des réalisations, des formes précises. Or, en parfumerie, il n’y en a pas. Les mots qui ont ailleurs un sens en donnent ici aux odeurs. On emprunte à la musique pour parler de « notes » et d’ « accords » ; au toucher, avec le « soyeux » et le « poudré » ; on fait appel au goût pour évoquer le « poivré » et le « vanillé » ; et, surtout, on sollicite des impressions pour comprendre ce que l’on sent – et ressent : le « sous-bois », la « rosée », la « nuit claire », l’« heure matinale »… Telles sont les inspirations d’un créateur de fragrances, d’un « nez », qui sait ajouter à sa partition ce qu’il faut de « liberté », de « féminité » ou de « virilité » selon ses compositions, afin que chacun puisse, en quelques gouttes, se reconnaître ou s’affirmer.

Au nom de la rose

Il y a cinq ans, la maison Lancôme a fait l’acquisition d’un domaine entre les Alpes et la Méditerranée, à Grasse, berceau mondial de la parfumerie – un savoir-faire grassois inscrit au patrimoine immatériel de l’Unesco. Blottis dans un vallon, sept hectares d’une nature incroyablement préservée attendaient les jardiniers et les agronomes du célèbre parfumeur pour renaître. Leur objectif, revitaliser ce précieux terroir afin de cultiver les meilleures plantes nécessaires à la création de nouvelles fragrances et de cosmétiques. Dans ce conservatoire horticole croissent la verveine, le jasmin, l’iris, la tubéreuse et bien sûr la rose. La Centifolia y est reine. Aussi appelée rose aux cent fleurs, ou rose de mai, les 300 molécules que renferment ses pétales offrent une gamme de senteurs particulièrement prisée. Mais ce n’est pas tout. « Pour qu’un domaine resplendisse, les plantes doivent vivre en bonne intelligence avec leurs voisines et s’entendre avec les espèces animales », explique Antoine Leclef, l’ingénieur paysagiste responsable des cultures. Il veille donc à la coexistence heureuse de quelque 287 espèces de faune et de flore. Parmi les 215 espèces de plantes évoluent 29 espèces de papillons, 25 d’oiseaux, 13 de chauves-souris, cinq de reptiles et d’amphibiens, sans compter les abeilles et autres insectes.

Aux beaux jours, une promenade entre massifs, roseraies et allées ombragées par des oliviers associe sciences et lettres. Écouter notre guide parler pollinisation, expliquer qu’il faut deux tonnes de fleurs de jasmin pour obtenir un litre d’essence, que la tonte des pelouses est confiée à des moutons pour préserver l’environnement ou encore qu’envoyer les pétales de fleurs chez un extracteur à seulement quelques kilomètres permet de garantir leurs qualités aromatiques n’empêche pas de penser à Rousseau qui écrit dans Émile que « l’odorat est le sens de l’imagination ».

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Grandes orgues et délices

L’imagination est plus que jamais stimulée au cœur du domaine, au sein de la Maison rose. L’entrée de ce mas futuriste – entièrement peint en rose tendre du sol à la toiture – se fait par une grande porte ronde vitrée, clin d’œil au Ô de Lancôme. Les architectes Lucie Niney et Thibault Marca (agence NeM) ont réhabilité un bâti ancien afin d’accueillir, dans une spectaculaire salle cathédrale ouverte sur la verdure, étudiants d’écoles de parfumerie, parfumeurs professionnels et visiteurs de passage. C’est là que trône un remarquable orgue à parfums, une pièce unique créée par l’ébéniste Thierry Portier et les ateliers de dorure Gohard (qui déploient généralement leur talent sur les boiseries du Louvre et de Versailles). Des dizaines de fioles s’étagent en demi-cercle autour du créateur de senteurs qui y prend place. Ainsi est-il possible d’assister à l’élaboration d’un parfum sous ses yeux, sous son nez, et de prendre conscience de l’incroyable gymnastique sensorielle que cela nécessite : comment recomposer l’odeur de la rose que l’on vient de sentir au jardin après l’avoir décomposée molécule par molécule, comment la reconstituer pour la faire entrer dans un flacon et pour qu’elle tienne ensuite sur la peau. Il faut tester des assemblages et des associations, jouer avec l’intensité ou la fugacité d’une essence, « tricher », en contrebalançant le caractère volatile d’un agrume par l’apport amer et épicé du petit grain du Paraguay, ou user de « trompe-l’œil olfactif » en remplaçant un fruit trop gorgé d’eau pour être distillé par une fleur aux mêmes saveurs…

Rimbaud a donné des couleurs aux voyelles ; Lancôme donne des odeurs aux couleurs. C’est d’ailleurs l’histoire du rose : à la fin du xviiie siècle, les horticulteurs sont parvenus à créer des roses roses. Cela a tellement plu au public que la fleur a donné son nom à une couleur qui, jusque-là, n’en avait pas[1]


À voir

Domaine de la Rose Lancôme : 74, chemin de Saint-Jean, 06130 Grasse. Visite guidée gratuite sur réservation : www.lancome.fr/domaine-de-la-rose


[1] Rose. Histoire d’une couleur, Michel Pastoureau, Seuil, 2024.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste. Dernière publication "Vivre en ville" (Les éditions du Cerf, 2023)

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