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Atlas baisse les bras… et la France aussi 

Réflexion sur l’innovation et le déclin national


Atlas baisse les bras… et la France aussi 
Emmanuel Macron au salon viva technology (2025) © Stephane Lemouton/SIPA

Dans la course à l’innovation, la France semble se retirer doucement mais résolument du jeu, se désole notre contributrice, expatriée aux Etats-Unis. La France ne bénéficie ni de l’autoritarisme productif de la Chine, ni du dynamisme individualiste des États-Unis. L’État y est omniprésent mais impuissant. 


Alors que le président de la République participait, le 5 mai, à la conférence « Choose Europe for Science » et qu’il avait accueilli quelques semaines plus tôt, au Grand Palais, « le sommet de l’IA », exemple de planification à la française où l’on se gargarise d’objectifs mondiaux et de promesses d’investissements, une question persiste : ces grandes messes ont-elles réellement le pouvoir de susciter le succès ?

Stagnation

Selon un rapport de l’OCDE publié en mars 2025, la dépense intérieure brute en recherche et développement a baissé en France de 0,5 % en 2023, tandis que la Chine enregistrait une hausse de 8,7 % et les États-Unis une progression plus modeste de 1,7 %.

D’après les données du Nature Index, qui classe les pays selon le nombre d’articles publiés dans des revues scientifiques prestigieuses, la France stagne depuis une dizaine d’années à la sixième place, avec une production en recul constant. Pendant ce temps, la Chine caracole en tête.
Dans le domaine des modèles d’intelligence artificielle, ChatGPT incarne la suprématie technologique des États-Unis, tandis que la Chine concentre 15 % des entreprises mondiales du secteur et arrive en tête des dépôts de brevets.

La France ne bénéficie ni de l’autoritarisme productif de la Chine, ni du dynamisme individualiste des États-Unis. L’État y est omniprésent mais impuissant. Le secteur privé est toléré mais suspecté. Les intellectuels sont admirés mais sous-financés.

Lorsque je découvris La Grève (Atlas Shrugged), dont m’avait parlé une collègue américaine, cette dystopie d’Ayn Rand érigée en hommage à l’individu créateur, je fus d’abord frappée de n’en avoir jamais entendu parler, malgré sa notoriété : il est considéré comme l’ouvrage le plus influent aux États-Unis après la Bible. Je ne m’attendais pas non plus à y trouver une grille de lecture aussi éclairante pour comprendre le déclin de la France en matière d’innovation.

Le titre français, La Grève, est d’ailleurs révélateur. Dans l’imaginaire collectif français, la grève évoque spontanément une lutte sociale, menée par des ouvriers réclamant justice face à des employeurs perçus comme cupides. Or, le roman de Rand met en scène une dynamique tout autre : il ne s’agit pas d’une révolte mais d’un retrait volontaire de ceux qui soutiennent le monde en créant. Les « Atlas », métaphores des esprits productifs et novateurs, cessent d’agir parce que leur attachement à la création matérielle est méprisé. En ce sens, le titre français trahit un malentendu culturel : l’œuvre ne décrit pas une action collective et revendicative, mais une abdication individuelle, presque stoïcienne, face à un monde devenu hostile à l’excellence.

Le vaccin qui n’a jamais vu le jour

Vue d’outre-Atlantique, où je travaille désormais, l’érosion de la France n’est plus une impression diffuse mais une réalité saisissante. L’échec à produire un vaccin anti-Covid, en pleine urgence mondiale, quand les États-Unis, la Chine ou la Russie y sont parvenus, ne relève pas seulement d’un déficit de performance. Il révèle un mal plus profond : la France semble se retirer doucement mais résolument du jeu.

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En pleine pandémie, il n’était pas absurde d’espérer que la France, patrie de Louis Pasteur, figure parmi les nations à l’avant-garde. Pourtant, le vaccin de Sanofi connut des retards avant d’être relégué, et l’Institut Pasteur abandonna discrètement son candidat après des résultats décevants en phase précoce. Certains ont imputé cet échec à la complexité réglementaire, au manque d’investissement ou à un malheureux concours de circonstances. Peut-être…

Dans son roman, Ayn Rand décrit un monde où les créateurs de génie se retirent, non par protestation, mais par lassitude. Fatigués d’être dénigrés pour leur égoïsme matérialiste et entravés par un système qui punit l’excellence et récompense la médiocrité, ils disparaissent.

Un système qui punit l’excellence

La France s’enorgueillit d’un modèle censé conjuguer solidarité sociale et dynamisme économique. Mais en pratique, on se retrouve dans une situation absurde où le mérite, érigé en valeur suprême, devient suspect dès qu’il débouche sur la réussite, notamment financière. J’ai longtemps cru à ce système.  

À mon arrivée aux États-Unis, je contemplais avec méfiance cette société qui valorise intensément le travail, jusqu’à soupçonner les nécessiteux d’être responsables de leur sort. Je percevais cette idéologie méritocratique poussée à l’extrême comme un aveuglement cruel.
Je portais encore en moi cette lecture française selon laquelle le succès est le fruit des privilèges, et la richesse, donc, doit être redistribuée.

Mais il y a en France cette méfiance profonde envers la richesse, renforcée par la Révolution française, qui a désigné les riches comme ennemis a priori du peuple. Qu’ils soient aristocrates d’hier ou bourgeois d’aujourd’hui, ils portent l’héritage d’un ordre injuste.
Il existe peut-être aussi une dimension plus spirituelle. En France, fille aînée de l’Église, l’austérité est perçue comme vertu et la richesse comme facteur de corruption, conformément à la morale catholique. À l’inverse, les États-Unis, héritiers de l’éthique protestante du travail (selon Max Weber), valorisent l’effort comme devoir moral et considèrent la réussite comme le juste fruit du labeur : travailler et innover justifient un revenu plus élevé.

Ce contraste explique peut-être pourquoi, en France, les entrepreneurs doivent se justifier de leur succès, alors qu’aux États-Unis, on leur demande simplement comment ils y sont parvenus.

Logicisme

Dans Atlas Shrugged, Rand tourne en dérision l’éloge de la médiocrité et l’adoration de l’absurde. Elle met en scène un intellectuel vantant la restriction de la commercialisation des ouvrages… surtout ceux qui se vendent trop bien. Cela rappelle certains événements récents en France, où des auteurs confidentiels bénéficient d’une large couverture médiatique tandis qu’une chaîne populaire se voit supprimée.

Plus encore, Rand décrit un monde où, au nom d’un altruisme dévoyé, les dirigeants imposent l’arrêt d’industries prospères, sacrifiant toute amélioration matérielle. Cela rappelle le démantèlement du fleuron nucléaire français, ou encore l’obligation faite à EDF de vendre son électricité en dessous de ses coûts.

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Quand on m’interrogea sur l’échec vaccinal français, je pensai à cette obsession nationale pour les belles théories. À cette manie de préférer l’élégance conceptuelle à l’expérimentation. À ces virologues défendant une stratégie originale mais sans doute difficile à mettre en œuvre dans des délais aussi courts : vacciner par voie nasale. Pendant ce temps, Pfizer, pragmatique, lançait ses essais cliniques sur une technologie déjà maîtrisée. Ce qui manque en France, c’est peut-être cette humilité propre aux entrepreneurs : essayer, se tromper et apprendre de ses erreurs.

Rigidité

Où sont passés nos Atlas français, les Eiffel, Schneider, Blériot, Dassault ? Autrefois, l’innovation passait par l’industrie lourde, aux cycles longs et à fort ancrage national. Aujourd’hui, elle repose sur les technologies dématérialisées et le capital-risque, qui exigent une flexibilité dont la France manque cruellement.

Je ne m’attarderai pas sur la rigidité du droit du travail ou sur le poids de l’administration, déjà dénoncés par Bernard Arnault ou François-Henri Pinault. Je préfère souligner ce qui, dans la culture, bride les esprits créatifs.

Mon parcours, de la recherche en neurosciences à la médecine, puis à la microbiologie, est vu en France comme erratique. Aux États-Unis, il est perçu comme adaptatif et courageux.
Ici, des parents organisent des levées de fonds pour que les élèves créent de vraies mini-entreprises. Gagner de l’argent n’est pas honteux.

J’ai aussi été frappée par la liberté de ton de jeunes techniciens, souvent étudiants, interrogeant un chercheur invité avec une acuité remarquable. En France, nos amphis restent figés et les étudiants notent en silence.

C’est ce climat où l’initiative est valorisée plus que l’évitement de l’erreur, qui nourrit l’innovation. Le drame du vaccin français ne réside pas dans l’absence de talents, mais dans un système qui étouffe l’audace et bride l’imagination.

Vers un réveil ?

La pensée d’Ayn Rand n’est pas exempte de critiques. Son rejet de l’altruisme est moralement discutable, et sa vision dystopique caricaturale. Mais sa défense de l’esprit créateur et sa mise en garde contre les belles âmes qui sacrifient l’individu au nom d’un idéal abstrait restent puissantes. Sa « grève des cerveaux » a déjà commencé en France, non par des disparitions spectaculaires, mais par une migration discrète ou un renoncement intérieur.

Ce qui frappe, c’est le silence autour de ce livre en France. Aucune traduction pendant un demi-siècle. Rand reste méconnue. Même les féministes l’ignorent, alors que son héroïne, Dagny Taggart, refuse de céder, raisonne en termes d’action et incarne une féminité sans culpabilité.

Rand était juive, et dans le judaïsme, l’homme n’est pas fait pour contempler le monde, mais pour le transformer. Atlas Shrugged se moque du fatalisme dont l’intellectuel s’entoure pour justifier son apathie.

Le déclin est-il inéluctable ? Non. La France a su renaître. Mais les réformes ne suffiront pas. Il faut une révolution idéologique. Récompenser ceux qui bâtissent, non ceux qui réglementent. Oser faire, plutôt que planifier.

Sinon, les créateurs continueront de s’éclipser. Et la France, lentement mais sûrement, poursuivra son effacement. Non dans le fracas. Mais dans le silence du renoncement.

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Médecin conseil auprès de l'Ambassade de France à Bakou, Médecin spécialiste en Virologie, PhD en Neuroscience

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