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Avant-Garde

Une nouvelle de Jacques Aboucaya


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Image d'illustration.

Il y a vingt ans, le wokisme pointait déjà le bout de son mufle…


D’un geste las, Félix Lassalle repoussa le journal sur le guéridon de marbre. Au risque de renverser le verre auquel il n’avait pas touché, quand ses amis en étaient à leur troisième tournée. Il avait la mine défaite.

  – Je suis sonné, dit-il.

Précision inutile. Ses yeux hagards (ceux d’un boxeur au bord du KO) disaient assez l’étendue du désastre.

  – Allons, Félix, ressaisis-toi ! C’est toi le maire, non ? Il est normal que tu sois en première ligne quand il y a des coups à prendre. Et puis qui attache de l’importance à cette feuille de chou ?

André le pharmacien essaie de dédramatiser. Sans conviction excessive. Derrière le maire, c’est l’adjoint à la culture qui est visé. Et il est adjoint à la culture.

 Félix a repris le journal. Une fois de plus il relit l’article. A haute voix. Comme une réalité qu’il se refuse encore à admettre.

 – Ce titre, André, ce titre assassin : « La coupable incurie d’un maire »…Et, la suite : « Vierville à vau-l’eau… Faillite culturelle… Aucune ambition… Déclin inéluctable… ». Quant à la chute : « Ainsi, alors que toutes ses voisines ont su se mettre en valeur par l’organisation de manifestations susceptibles d’attirer de nombreux estivants, Vierville végète, Vierville se meurt, abandonnée à son sort lamentable par des édiles dont l’incapacité éclate désormais aux yeux de tous ».

 – Le style en est lourd. Et pompeux.

Monsieur Delprat risque ce commentaire pertinent encore que superfétatoire en semblable circonstance. Parce qu’il faut bien rompre le silence qui devient pesant. Il est vrai que sa qualité de professeur à la retraite lui confère en la matière une indiscutable autorité.

Derrière son bar, Achille, le patron du café du Vieux-Pont, n’a rien perdu de la conversation :

 – Faut bien dire, Monsieur le maire et, sauf votre respect, qu’il ne se passe rien, ici. L’été, pas le moindre touriste. Le commerce en pâtit. Alors qu’ailleurs… Tournoi de pétanque à Orangeris, jumping à Prédailles, son et lumière au château de Machecoul, floralies de Compans-sur-Nère, Chorales à St Prou, théâtre à Villenouvelle, yoga et judo à Montargent, j’en oublie sûrement… Partout, la foule, les terrasses des cafés garnies, la presse, les reportages à la télé. La vie, quoi !

L’expression de la vox populi. Un nouveau coup de poignard. Cette fois, l’opposition en embuscade a les faveurs de la rue. La situation est grave. Assez grave pour exiger un sursaut immédiat.

  Félix se redresse, inspire largement, promène sur l’assistance le regard dominateur du chef blessé mais conscient qu’il doit jusqu’au bout assurer sa mission.

 – Messieurs, c’est dans l’urgence que se révèlent les stratèges, dans l’adversité que l’on reconnaît les cœurs bien trempés. Notre bateau prend l’eau, il n’a pas encore coulé ! Nous sommes en juin, certes, et il nous reste peu de temps pour relever le défi. Mais je vous certifie que l’été ne se passera pas sans que Vierville ne fasse parler d’elle. Il en va de l’honneur d’un maire. Et, bien entendu, de ses collaborateurs. André, dès demain, réunion exceptionnelle du conseil municipal. A huis clos, bien entendu. Nous allons prendre le taureau par les cornes.

Jamais séance n’avait été plus animée. Une ambiance électrique. L’intensité d’un brainstorming auquel chacun avait à cœur de participer, ne fut-ce que pour témoigner à Félix une solidarité bien nécessaire en ces temps de turbulence. Les idées fusaient, chacune suscitant son lot d’objections.

 – Pourquoi pas un feu d’artifice ?

 – Il y en a au moins trois, le 14 juillet dans les bourgs environnants. Et en dehors de cette date, ce serait plutôt incongru !

 – Un concours de majorettes ?

 – Trop commun.

 – Un élection de miss ?

 – En été, toutes les jolies filles de la région transhument vers les plages, vous le savez bien. Si nous nous retrouvons comme candidates avec les quatre laiderons demeurés au pays, nous nous couvrirons de ridicule. Le remède sera bien pire que le mal.

 Sont ainsi évoqués sans plus de succès un tournoi de bridge (trop élitiste), un grand bal champêtre (trop populaire), un baptême de l’air en hélicoptère (trop onéreux), sans compter, une exposition de peinture, une foire à la brocante, une course cycliste, toutes propositions rejetées pour des raisons diverses mais non dépourvues, hélas, de fondements. Le découragement commence à se lire sur les visages.

 – Je vous rappelle, dit Félix, que le temps presse. Si nous ne trouvons rien, si nous ne parvenons pas à mettre sur pied, dans la quinzaine qui vient, une manifestation qui attire à Vierville la grande foule, il ne me restera plus qu’à présenter ma démission. Et la vôtre. Autant dire livrer la mairie à ce grigou de Ferran et à sa bande. Avec tout ce que cela implique.

 Comme chacun médite sur cette sombre perspective, une voix, celle du second adjoint, s’élève du fond de la salle.

 – Ce qu’il nous faut c’est un festival.

 Le mot a un effet magique. Enthousiasme immédiat. Adhésion unanime. Des festivals, la France en compte par milliers. De toute espèce. Pas la moindre bourgade de quelque importance qui ne s’enorgueillisse de posséder le sien. En rejoignant la cohorte, Vierville entrera dans la modernité. Et l’honneur sera sauf.

Reste seulement à imaginer la spécificité de la chose, ce que M. Delprat exprime en une métaphore korzibskienne :

  – Nous avons la carte, il nous faut maintenant le territoire. Un festival, très bien mais un festival de quoi ?

C’est là qu’André manifeste tout son génie :

 – Organisons un festival de jazz !

Le jazz, aucun ici n’en a une notion très claire. Louis Armstrong, certes, mais il paraît qu’il est mort. Sidney Bechet aussi. De toute façon pas question de faire appel à des vedettes, la modicité du budget l’interdit, et l’urgence de l’échéance.

 On ne peut compter que sur les moyens du bord. A savoir le neveu du boucher qui joue de la cornemuse, Roselyne, la fille de l’antiquaire, dotée d’un beau brin de voix, quelques rescapés de la défunte fanfare et le cousin accordéoniste de Félix qui ne se dérobera pas devant le devoir. Le dentiste, féru de musique contemporaine, percussionniste à l’occasion, fera un directeur artistique très convenable.

En un rien de temps, le programme est bouclé.

 – Ça va swinguer ! conclut André au comble du ravissement.

A lire aussi, Thomas Morales: Les flagellants du livre

Si le nez de Cléopâtre avait été plus court, assure Pascal, la face du monde en eût été changée. Saluons, une fois encore, l’intervention de la Providence. Si la voiture de Clément Gironde, en ballade dans la région, n’avait succombé, sur la place de Vierville, à une asphyxie du carburateur, les choses eussent pris un tour bien différent.

Est-il utile de présenter Clément Gironde ? Spécialiste de jazz (mais de quoi, cet esprit éminent, n’est-il pas spécialiste ?), il distille d’une plume absconse, dans le Quotidien du Soir, des avis péremptoires. Tout Paris se range à ses jugements, pour surprenants qu’ils soient souvent.

Une sommité d’autant plus respectée que le paradoxe est son domaine et qu’il a su élever l’amphigouri à la hauteur d’une institution.

Bref, un penseur. Capable de faire ou de défaire une réputation, pour le seul plaisir de choquer le bourgeois. Lequel, c’est bien connu, n’aime rien tant qu’être fouaillé.

Pour l’heure, attablé au café du Vieux-Pont, Gironde trompe son ennui devant un demi de bière, en attendant de pouvoir reprendre la route. Et comme il professe à longueur de colonnes sa proximité avec le peuple, il a cru bon d’engager la conversation avec Achille.

 – Jolie petite ville. Un peu endormie toutefois. Il semble qu’il ne s’y passe pas grand-chose, n’est-ce pas ?

Achille cesse d’astiquer son comptoir. Naguère encore, il eût abondé dans le sens de cet étranger. Mais les choses sont en train de changer. Et son honneur de Viervillois est désagréablement titillé par une estimation qu’il sent plutôt péjorative.

 – Oh, c’était vrai jusqu’ici, répond-il. Mais nous aurons dans huit jours un festival de jazz. (Il prononce « jase » confortant ainsi l’opinion de ceux qui veulent entendre dans ce terme un dérivé du verbe « jaser ») ;

 – De jazz ! très intéressant ! Quel est donc le programme ?

 Achille désigne d’un geste l’affiche placardée au coin du bar.

 – Tous des gens du pays. Excellents musiciens. J’en sais quelque chose : depuis une semaine, ils répètent comme des forcenés dans mon arrière-salle. Vous entendriez la cornemuse ! Et l’accordéon ! Quant à Roselyne, une voix… C’est simple, elle mériterait de passer à la télé.

Déclic. Clément Gironde tient un sujet en or et il doit justement rédiger sa chronique. Pour un peu, il s’écrierait : « Garçon de quoi écrire ! » mais la formule a déjà beaucoup servi. (Elle a même fourni le titre d’un de ses livres à un académicien. Pouah !)

 – Auriez-vous du papier et un crayon ? Merci.


                                               Extrait du Quotidien du soir 

                                               De notre envoyé spécial

Vierville réinvente le jazz !

« Le jazz, je l’ai souvent écrit, surgit où on ne l’attend pas. Ai-je assez vitupéré ces musiciens, nourris de tradition, s’obstinant à respecter les canons surannés d’une musique devenue obsolète, symbole d’un impérialisme culturel contribuant à l’aliénation des masses ! Ai-je assez daubé sur les rassemblements estivaux que je persiste à honorer de ma présence, mais pour mieux les dynamiter ! Ai-je assez appelé de mes vœux un renouvellement, que dis-je, une révolution qui pulvériserait les frontières, rendrait à la créativité son rôle plein et entier !

Cette révolution, il appartenait à la province d’en brandir le flambeau. Vierville l’a compris, qui a mis sur pied, dans l’enthousiasme populaire, le festival de jazz le plus novateur de tous ceux auxquels il nous sera donné d’assister cet été. Bousculées les habitudes, à la trappe les conventions. Du neuf, de l’inédit. Aucune de ces têtes d’affiche que l’on s’arrache ailleurs à prix d’or mais des artistes issus du terroir, porteurs d’une authenticité qui a depuis longtemps déserté les grandes scènes. Emblématique en un mot, de ce jazz vif qui emprunte d’un pied résolu les sentiers de la création.

Ainsi saluera-t-on l’audace des organisateurs qui n’hésitent pas à promouvoir des instruments peu usités ouvrant des voies (et des voix) insoupçonnées à la musique que nous aimons.

La cornemuse est de ceux-là. Qui douterait qu’elle ne porte l’avenir du jazz ? Conjuguée à celle de l’accordéon, qui a déjà fait ses preuves en ce domaine, sa sonorité la désigne incontestablement comme l’instrument le plus apte à traduire la révolte des jeunes générations.

Sans doute quelques grincheux réactionnaires objecteront-ils que faire swinguer une cornemuse relève de la gageure. A ceux-là nous répondrons que l’opinion des grincheux nous importe peu. Aussi peu que le swing. Ils n’ont pas compris, ces ignares obtus, que l’essence de la musique réside dans sa capacité à surprendre. Que le concept de transgression est le moteur de la nouveauté et confère à l’art toute sa puissance contestataire.

Laissons-les à leurs ressassements stériles. Rendons-nous tous à Vierville dont ce premier festival sonnera comme un manifeste : celui d’un jazz enfin libéré de ses carcans, ouvert sur des lendemains radieux, auxquels aspirent tous les amoureux du progrès. »

Clément Gironde


Ils accoururent, par trains spéciaux et même par charters. Envahirent la terrasse du café du Vieux Pont. Se pâmèrent devant le podium érigé sur le terrain de sport. Roselyne glapit, l’accordéon grinça, la cornemuse émit des couinements. Ils adorèrent. On ne pouvait trouver plus « tendance ».

Il paraît, aux dernières nouvelles, que le ministre de la Culture se déplacera bientôt à Vierville. Il tient à remettre, en personne, à Félix Lassalle, les insignes de Chevalier des Arts et Lettres. Chacun ici s’accorde à dire que c’est une distinction bien méritée.

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Journaliste et écrivain, a enseigné les lettres classiques au lycée et l'histoire du jazz à l'université.

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